Éditoriaux des n° 4 et 17
Nous avions prévu de mettre en couverture de notre précédent numéro le dessin figurant en page 15, un inédit en couleur de Félix Lorioux que notre collaborateur Benoit Marchon avait déniché, dédicace à une amie du dessinateur. A part elle et Marchon, nul ne connaissait ce dessin. Superbe couverture choisie par nous pour attirer l’attention sur un des grands oubliés de l’illustration, jamais réédité, jamais commenté, mais très recherché par une poignée de fidèles.
Depuis sa mort en 1964, qui s’est jamais préoccupé de Lorioux ? Ses héritiers nous sont inconnus. Ils ont confié la gestion de l’œuvre à une société d’auteurs plasticiens, l’A.D.A.G.P. Respectueux du droit des créateurs, nous nous sommes empressés de prendre contact pour vérifier qu’il n’y avait pas de problèmes de reproduction. Il n’y en avait pas. Il suffisait de… payer, pour la seule couverture, une somme équivalente au tiers du coût du journal. Après négociation, nous sommes revenus à une somme raisonnable, avec interdiction d’utiliser en couverture ce dessin (inconnu jusqu’ici de l’A.D.A.G.P.) Nous avons changé de couverture et passé le dessin à l’intérieur.
Tous nos collaborateurs (y compris Anne Delobel notre talentueuse maquettiste) sont bénévoles. La revue est financée par ses abonnés, ses achats au numéro, l’aide du Centre National du Livre (merci encore), des publicités spécialisées et les adhésions à l’association. Il est exclu pour une revue précaire de payer des droits de reproduction. Quelques dessinateurs vivants l’ont bien compris, qui nous ont offert gratuitement des contributions et des couvertures (merci à Gourmelin pour ce numéro), sachant que notre revue n’est pas une entreprise commerciale et fait connaître ou redécouvrir des artistes oubliés ou peu connus. Depuis 40 ans qu’il n’est plus de ce monde, nul ne parle plus jamais de Lorioux, ni de Somm, ni de Avelot, ni de Thomen, ni de tous les autres, si ce n’est quelques revues confidentielles qui entretiennent la flamme. Reproduire un artiste oublié en couverture ne fait pas « vendre », au contraire. Nous sommes d’intérêt public et c’est d’abord aux créateurs que ces revues rendent service. Faudra-t-il dresser la liste des dessinateurs dont nous ne pourrons parler dans Papiers Nickelés, faute de moyens ?
En effet, la jurisprudence a évolué. Autrefois une extension du « droit de citation » existant en littérature était admise. On pouvait citer une (ou quelques cases) d’une B.D. sans être astreint à une demande d’autorisation et une rémunération des ayants-droit. Il fallait naturellement bien indiquer auteurs, titres, éditeurs, etc. Ce n’est plus possible aujourd’hui et la règle est que pour toute reproduction de dessin, même une simple case de B.D., vous devez disposer d’une autorisation écrite de chaque auteur, de l’éditeur et tous ceux pouvant prétendre à un droit sur le dessin, et les rémunérer au tarif prévu. L’autorisation est obligatoire même si vous obtenez une utilisation gratuite. Il n’y a plus de droit de citation en matière de dessin ou de musique. Bien des ouvrages sortis il y a 20 ans seraient simplement impubliables aujourd’hui.
Les revues et fanzines ayant le souci, comme nous, de faire les choses légalement devraient consacrer un temps considérable (et des permanents) à simplement chercher les personnes, les coordonnées, obtenir une réponse. Beaucoup d’auteurs ne sont pas représentés par l’A.D.A.G.P. ou la S.A.I.F, sociétés concernées — qui n’ont pas le droit de fournir la liste de leurs auteurs. Cela veut dire clairement que les petites revues et les fanzines ne peuvent plus travailler. Si ce travail se fait encore aujourd’hui, c’est dû au fait que les dessinateurs eux-mêmes ignorent cette législation ou qu’ils laissent faire.
Laxisme dangereux. Pensant avoir le droit de reproduire librement, les revues peuvent subir un procès coûteux d’un auteur grincheux, un héritier avide ou une société indifférente à la qualité du travail critique. Une de nos meilleures revues a failli l’an dernier disparaître à cause de cela, alors qu’elle reproduisait librement, sous forme de « citations », depuis 20 ans.
Comme le montrent diverses affaires récentes autour de Hergé, un ayant-droit peut décider d’accepter d’ »aider » un travail critique par son autorisation tout en refusant cette aide à un autre. Choisir qui peut parler d’une œuvre ou non. C’est une évolution extrêmement grave qui peut tuer toute critique et tout travail patrimonial. La TV a connu, avant le dessin, cette évolution : aujourd’hui, il n’y a plus d’émission critique, que des plateaux de « promotion ». Dans le dessin, de nombreux « articles » ne font déjà que reproduire le « prière d’insérer » concocté par les attachées de presse, illustré par la couverture du livre avec cliché fourni. L’éditeur contrôle ainsi tout ce qui s’écrit à propos d’un ouvrage, le « critique » a disparu. Au contraire, à Papiers Nickelés nous parlons vraiment des œuvres, y compris celles qui ne sont pas d’actualité.
Cette évolution jurisprudencielle s’est faite insidieusement, sous influence anglo-saxonne et des nouvelles pratiques d’ayants-droit. Alors que les titres sur Hergé se multiplient, on regardera avec intérêt la différence entre les livres critiques de son œuvre (ou qui attirent l’attention sur des points non orthodoxes) et ceux plus « dans la ligne » souhaitée par les ayants-droit. Les premiers n’ont pas été autorisés à reproduire des images (et se vendront mal), les autres si. Oui, ce contrôle de la critique et de la recherche par les ayants-droit est grave. Dans la littérature ou le cinéma, beaucoup d’ayants-droit ont tenté d’imposer leur vision d’une œuvre familiale : la sœur de Rimbaud et son mari voulurent en faire un catholique ; la veuve de Jules Renard brûla des pages de son Journal où il se révélait cavaleur ; l’époux d’une comédienne racheta toutes les copies d’un film où elle se dénudait pour le détruire ; etc. Cette tentation d’imposer à jamais sa vision de l’œuvre d’un proche est fréquente, c’est pourquoi il faut recommander aux créateurs de ne pas laisser gérer leur œuvre par ceux qui en tirent profit financier ou y ont un intérêt familial.
La critique, la recherche doivent être libres. Chacun doit pouvoir écrire ce qui lui plaît d’une œuvre. A l’Histoire, au public, aux amoureux de cette œuvre d’accepter ou non telle ou telle théorie, même farfelue. Chacun doit aussi pouvoir répondre à cette théorie, librement. C’est la une double liberté fondamentale.
C’est pourquoi les sociétés d’auteurs, notamment ceux décédés depuis longtemps et qui ne sont plus là pour dire ce qu’ils pensent, devraient adopter une charte (nous sommes prêts à l’écrire avec elles) autorisant la citation en matière graphique, aux mêmes conditions que les citations littéraires (œuvre courte, divulguée, mention de la source, sans atteinte au droit moral, et être « justifiée par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elle est incorporée »). Les dessinateurs pourraient l’adopter, afin que les choses soient claires.
C’est à ce prix que le dessin imprimé pourra entrer définitivement dans la catégorie des moyens d’expression adultes. Nous appelons donc à la rédaction d’une telle charte et réclamons le retour d’un droit de citation graphique afin de sauver la critique, l’histoire et la recherche en matière de dessin imprimé sur papier.
La rédaction de Papiers Nickelés
Éditorial du n° 4
Droit de citation :retour à la raison ?
Papiers Nickelés s’était ému dans son éditorial du n° 4 sur l’évolution jurisprudentielle concernant le droit de citation. En effet, celui-ci avait brutalement réduit par la cour de cassation aux citations exclusivement littéraires et l’interdisant dans les autres domaines, notamment graphique. Impossible, en théorie de citer la moindre image, même une simple case de BD, sans autorisation des ayants droit (auteurs, éditeurs, héritiers, agences) ni payer les droits afférents. D’où des dérives, que nous avions dénoncées, à contre-pied de la tendance générale de la profession.
Ce fut un désastre pour les fanzines, la recherche, la critique. Les rubriques consacrées au dessin se raréfiaient et si les rédactions devaient de surcroît payer des droits, elles préféraient arrêter carrément d’en parler. Les éditeurs fournissaient en échange aux journalistes, avec les dossiers de presse, des images « libres de droit » (autrement dit à passer obligatoirement, mais pas les autres), la couverture en général, imposant ainsi une vision de l’œuvre à la place du chroniqueur. La critique s’estompa au profit du calamiteux « compte-rendu d’albums » (destiné uniquement à assurer des services de presse au chroniqueur transformé en publicitaire). Certains ayants droit exercèrent alors une véritable dictature sur les ouvrages, empêchant certaines parutions (par exemple en refusant toute reproduction d’images), au profit d’autres plus complaisantes avec la vision qu’ils voulaient imposer de certains auteurs. Des sociétés d’auteurs se transformaient en pur tiroirs-caisse, ne se préoccupant ni de l’intérêt de l’œuvre ni de celle de l’auteur, pour s’en tenir à une compatibilité strictement financière, indifférentes au contenu qui leur avait été confié (nous en avons été victimes). Au point que nous avons tous, comme nos confrères, une liste d’artistes dont nous ne pouvons pas parler, car les ennuis afférents sont automatiques (les auteurs anglo-saxons notamment).
C’est donc avec beaucoup d’attention que nous avons accueilli la récente (12 octobre 2007) décision de la cour d’appel de Paris dans une affaire concernant la photographie. Newlook avait publié des photos en illustration d’un article, et Entrevue en avait repiqué une en petit et en mentionnant l’origine. Procès pour contrefaçon. Entrevue a revendiqué la « citation ». La cour d’appel avait jugé en février 2005 « la reproduction d’une photographie sous forme de vignette avec un champ de vision plus large, accompagnant d’autres photographies (…), peut être qualifiée de courte citation puisqu’elle sert à illustrer en s’y incorporant un texte critique et polémique ». Décision cassée par la cour de cassation en novembre 2006 qui estimait, elle que « la reproduction intégrale d’une œuvre de l’esprit, quel que soit son format, ne peut s’analyser comme une courte citation ». Affaire renvoyée donc à la cour d’appel de Paris, qui a tenu bon sur sa position première.
Surtout, elle se réfère à la directive européenne du 22 mai 2001, désormais applicable en France bien que non encore transposée, qui prévoit, comme autrefois notre droit, une exception « lorsqu’il s’agit de l’utilisation d’œuvres ou d’autres objets protégés afin de rendre compte d’événements d’actualité, dans la mesure justifiée par le but d’information poursuivi et sous réserve d’indiquer, à moins que cela ne s’avère impossible, la source, y compris le nom de l’auteur ». La cour ajoute « rien ne permet d’exclure les œuvres graphiques du champ de l’article (…) et de reconnaître à la reproduction de l’œuvre, fut-elle intégrale, la qualité de courte citation dés lors qu’elle répond à un but d’information ».
C’est le retour à la règle ancienne, qui a donné si longtemps satisfaction à tout le monde, qui réservait ce droit de citation aux travaux sur une œuvre ou un auteur (actualité, recherche, histoire, patrimoine), à condition de mentionner le nom des auteurs, de l’éditeur, de l’ayant droit, ou le célèbre « D.R. » quand on l’ignorait. C’est très exactement ce que Papiers Nickelés revendiquait. Et désormais appliquera.
Édito du n° 17 (2° trim. 2008)