Steinlen Vous suivez toujours tout droit – Le Chat noir, 1890
En 2016, l’exposition »Peinture américaine des années 1930 » (« The Age of Anxiety »), qui offrait au musée de l’Orangerie un beau panorama pictural des années 1929-1941, l’éclairait, dans ses commentaires et sur plusieurs écrans, par des citations du cinéma hollywoodien de l’époque. Je m’étais alors étonné de n’y voir pas même une allusion à la bande dessinée de cet âge d’or de la presse américaine, alors que les comics entretiennent souvent plus de liens visuels avec la peinture américaine de leur époque que le cinéma !
Pourtant, cinq ans plus tard, alors que « L’année de la BD » décrétée par le ministère de la Culture jetait ses derniers feux, l’exposition « Enfin le cinéma ! », qui a ouvert le 28 septembre 2021 au musée d’Orsay, grand frère de l’Orangerie, transformait mon étonnement en courroux.
En effet, comment prétendre faire dialoguer la production cinématographique française des années 1895-1907 avec l’histoire des arts du XIXe siècle en convoquant la peinture, la gravure, la sculpture, la photographie (près de 300 œuvres), les arts décoratifs, sans jamais faire mention de la bande dessinée, l’autre grande invention du siècle? Comment exposer le kiosque à journaux de « Devant Le Rêve » de Paul-Emmanuel Legrand sans penser un instant aux histoires en images qui avaient inventé, dans la presse, un « cinéma de papier » avant la lettre ? Comment évoquer les esquisses cinétiques de certains tableaux en ignorant totalement les formidables inventions de la « littérature en estampes » imaginée – et théorisée – par Todolphe Töpffer dès 1831 et vite admirée par Goethe ?
Töpffer Monsieur-Pencil 1840
Comment exposer un bronze de Gustave Doré (dont la présence est peu pertinente) et ne rien dire de sa bande dessinée « Histoire de la Sainte Russie » ?
Gustave Doré Histoire de la Sainte Russie (1854)
Comment relater les adaptations de romans et pièces de théâtre par le cinéma des premiers temps en faisant l’impasse totale sur les innombrables adaptations de succès de la bande dessinée des années précédentes par les petites comédies du cinéma Lumière (à commencer par le gag de « L’Arroseur arrosé » et sa bonne dizaine de versions antérieures par d’illustres dessinateurs de la presse ou des imageries populaires) 1 ?
Christophe, »Un arroseur public », Petit Français illustré, 1889
Lumière, Le jardinier et le petit espiègle (1895)
Était-ce de l’ignorance de la part du commissaire général Dominique Païni ? Du dédain pour un art « mineur » de la part des commissaires du musée d’Orsay (Paul Perrin, conservateur pour la peinture, et Marie Robert, conservatrice en chef pour la photographie et le cinéma) ? Les deux sans doute, car chaque exposition thématique et « transversale » (telles « Le Modèle noir » ou « Masculin/masculin »), dans ce musée consacré aux arts du siècle qui a vu éclore le Neuvième Art, procède au même « oubli », malgré leur indéniable qualité d’ensemble.
Ce dédain se traduisait d’ailleurs cette fois par une véritable erreur scientifique : alors qu’était exposé un petit diptyque de deux dessins (seule occurrence de ce qui pourrait représenter la bande dessinée dans le parcours) montrant les spectateurs devant l’écran où est projeté « L’Entrée d’un train en gare de La Ciotat » puis les mêmes détalant d’effroi à la vue de la locomotive qui fonce sur eux (annonçant le fameux « Ils en ont parlé » de Caran d’Ache sur l’affaire Dreyfus deux ans plus tard), le cartel annonce : « Anonyme, « Le cinématographe. Prologue. Dénouement » dans Les Étoiles n° 1, 17 juin 1896 », alors même que le dessin est signé du monogramme « F.N. » et que dans les pages du journal il est bien crédité « F. Neydhart » !
Au même moment, le scénariste Neil Gaiman déplorait que le Museum of Modern art (MoMA) ne crédite même pas l’artiste de comic book Tony Abruzzo dans le cartel en ligne d’un tableau de Roy Liechtenstein qui en « réinterprète » un dessin. Trois jours après, la légende a été complétée par le musée new-yorkais.
À ceux qui prétendent que la bande dessinée a accompli son parcours de légitimation et est désormais parfaitement admise dans les hautes sphères de la culture sous prétexte que de grandes institutions se plaisent à s’y frotter ponctuellement, par opportunisme et toujours sur un aspect qui les concerne, je réponds que ce ne sera vrai que lorsqu’une exposition comme celle-ci exposera de la bande dessinée au même titre que la photo ou la peinture, quand le musée d’Orsay achètera des planches de bande dessinée d’avant 1914 pour ses collections permanentes. Idem au musée national d’Art moderne pour la bande dessinée du XXe siècle, et quantité d’autres musées.
Il reste du travail !
Gilles Ciment
Hans Schliessmann, »Le cuirassier amoureux », Fliegende blätter, 1895
1 Sur le sujet, cf. Papiers Nickelés n° 32.